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Danton, une tragédie

L’histoire de la course libre est jalonnée de personnages, de taureaux mythiques dont le souvenir se transmet par voie orale, sur les gradins, ou à l’entracte, à l’écoute de témoins de l’époque, et s’embellit au fil des jours de fête, et des tournées d’apéritifs.

On ne trouve plus guère personne qui ait un souvenir vivant des années d’avant-guerre. Les protagonistes, hommes et bêtes, ont disparu selon la loi commune. On peut néanmoins retrouver leurs faits d’armes, dans les collections de la presse de l’époque, quand elle a été conservée. L’ère moderne, qui commence en 1944, a laissé plus de traces, dans quelques mémoires pré-centenaires. On entend encore parler des vedettes des années qui ont suivi, mais il faut avoir l’oreille fine.

Les courses libres étaient d’autant plus appréciées que la disette avait été grande pendant plus de cinq longues années. L’adjectif « libre » était aussi en soi une incitation suffisante. Autant de courses, autant de fêtes, après la grisaille de l’occupation, pendant laquelle les bious étaient regardés avec un œil plus alimentaire qu’afeicounado. On peut se demander comment dans ces conditions les manades ont pu survivre.

Les grands raseteurs de l’époque étaient BONCOEUR, FIDANI, DOULAUD, VOLLE, et même Julien REY, que Jacky SIMÉON présente comme le codificateur du raset moderne, et qui, après avoir affronté le SANGLIER, dans les années 20, a enlevé sa dernière cocarde en 1958, à 55 ans, sur le front de COSAQUE, futur Biou d’Or. Ces hommes ont laissé une trace aussi marquante que les grands qui ont suivi, les générations de SOLER, de Patrick CASTRO, de CHOMEL, d’ALLOUANI, en attendant les suivantes. Et évidemment face à eux, des taureaux de valeur participaient à l’affiche.

Parmi eux on entend encore, 70 ans après, parler de VOVO.

Né chez AUBANEL en 1944, puis élevé chez Paul LAURENT, il a fait courir les foules de 1947 à 1954. Pourtant, il ne figure pas au palmarès du Biou d’Or. Manque de chance, le titre a été attribué pour la première fois en 1954 année de sa despélido. Sinon, disent les quelques témoins survivants et la tradition orale, on ne voit pas quel autre aurait pu lui disputer le titre à l’apogée de sa carrière. Incontestablement, il a été jusqu’à la fin du siècle dernier le « biou étalon », la mesure des grands taureaux. Et chaque fois qu’un taureau jeune sortait de l’ordinaire, le manadier ne pouvait s’empêcher de penser : sera-t-il le nouveau VOVO ?

C’est ce qui est arrivé un jour de l’an 2001 à Georges ROUQUETTE lorsqu’il met en piste pour la première fois, un jeune taureau né à l’automne 1997.Ce descendant de VOVO par sa mère, une vache de LAURENT, présente les mêmes caractéristiques de combativité et de sauvagerie que son ancêtre.

Fin juillet 2001, il fait, à trois ans, des débuts fracassants aux arènes du CRÈS. Ce dimanche-là, Georges est allé à Lansargues, pour suivre quelques espoirs prometteurs. Son fils Vincent accompagne au CRÈS quelques jeunes taureaux. Parmi eux, le numéro 712. Il ne présente pas grand intérêt. Son comportement dans les prés est celui d’une bête pacifique, un père tranquille évitant la proximité des chefs du troupeau. S’il a de la chance, on le gardera peut-être comme étalon, sinon, c’est la cruelle loi de l’éleveur, il ira à l’abattoir.

Une grosse averse fait revenir le manadier aux arènes du CRÈS, où, éberlué, il assiste à la naissance d’un formidable cocardier : poursuites, coups de barrières, sauts, planches cassées, toute la gamme d’un futur grand. Il fait le vide autour de lui, les raseteurs, peu aguerris pour la plupart, n’étant pas accoutumés à ce niveau de combattant.

Il court encore à MAUGUIO en août, puis aux SAINTES MARIES avec les taus, – les étalons -, avec toujours autant de combativité. Il faut lui donner un nom. Georges le baptise DANTON.

Pourquoi DANTON ? Il ne sait pas exactement, une inspiration, comme ça, un vague souvenir scolaire. De cet avocat qui n’avait peur de personne, et surtout pas des plus gros que lui; qui répétait: « de l’audace, encore de l’audace ». Et qui est mort, d’ailleurs, dans la fleur de l’âge, de n’avoir pas courbé la tête, un homme que rien n’arrêtait, et surtout pas les barrières. Un nom qui résonne encore, deux cents ans après. Peut-être aussi la sonorité de cette annonce:  » le taureau qui entre en piste a pour nom DANTON ».

Après un hiver de maturation, DANTON ressort dans des arènes qui sont vite trop petites pour lui. Il est de plus en plus demandé, au point que SAUMADE suggère de le présenter au GRAU DU ROI, où le grand monde le découvre, toujours fracassant. Les éloges les plus flatteurs l’accompagnent, les comptes rendus sont dithyrambiques, et évidemment, sur les gradins, dans la presse, on évoque « le VOVO ».

DANTON à la fête de Mauguio en 2002

DANTON à la fête de Mauguio en 2002

CHRONOLOGIE

2001

1er mai à MAUGUIO, Course des espoirs de la manade ROUQUETTE, il rentre sans qu’on lui ait touché la cocarde.

Course de l’Avenir à PÉROLS, peu attaqué, une vraie terreur, il rentre avec tous ses attributs.

En octobre à LUNEL, au trophée POUJOL, il concède uniquement la coupe de la cocarde, et blesse le raseteur SANCHEZ.

2002

À l’ouverture de la saison, début mars, la Royale ROUQUETTE est présentée à MAUGUIO. DANTON court hors trophée, et rentre tous ses attributs.

Le 21 mai, trophée des As à LUNEL: il concède un seul raset, et la cocarde, et rentre au toril à la 12ème minute, blessé sur un coup de barrière,

Fête de MAUGUIO, le 18 août, Trophée VERLAGUET: DANTON et MUSCADET dont c’est la despélido, réunis le même jour, dans la même piste, face aux raseteurs OUTARKA, BENSALLAH, KHALED, : imaginez l’émotion!!!

Le 22 septembre au GRAU DU ROI, devant ALLOUANI; grande course, CARMEN est joué sans arrêt.

Ce taureau a du punch. Il est vif, équilibré. C’est un plaisir d’esthète de voir sa vitesse, sa souplesse, ses poursuites – rares, car il faut avoir la dimension pour l’affronter – son élégance dans l’effort.

 

DANTON au Trophée des As à Lunel

DANTON au Trophée des As à Lunel

 

2003

Il est tellement combatif qu’il faut le protéger contre les chocs. On lui confectionne des coques de protection qui jouent le rôle de genouillères et qu’il fracasse régulièrement.

La saison débute comme on peut s’y attendre:

À l’ouverture de la saison, à MAUGUIO le 16 mars, une furie; ALLOUANI lui prend une cocarde et un gland, et c’est tout.

Au GRAU DU ROI le 24 août, un triomphe.

Tout au long de la saison, comme les précédentes, d’ailleurs, sa rentrée au toril est toujours accompagnée de l’air de CARMEN.

C’est une tornade, un ouragan…

Mais l’ouragan DANTON n’atteindra jamais les côtes de Provence. Un accident, qui n’était pas climatologique l’empêchera d’y parvenir.

Revers de la médaille, on l’a vu, DANTON est fréquemment blessé. Il a à peine 5 ans et on doit limiter le nombre de ses apparitions en course. Malgré cette précaution, d’autres blessures surviennent, provoquées par sa trop grande fougue, ses contacts trop fréquents et trop violents avec les planches et les poteaux des arènes. Ses cornes sont déjà bien raccourcies, conséquence de ses assauts répétés.

Instruit par l’expérience, Georges comprend, peut être sans se l’avouer, que la carrière de son taureau ne sera pas longue. Les taureaux qui font les Bious d’Or sont en général des cocardiers adultes, des taureaux qui savent se défendre des assauts des raseteurs, sans s’épuiser, sans se mutiler. Ils savent choisir leur terrain, celui qui leur permet de maîtriser de tous côtés les prochaines attaques. Sauvages, dangereux, ils le sont. Mais on peut mesurer l’intelligence animale, lorsqu’on les voit acquérir, au long de leurs sorties, une sorte de professionnalisme, de contrôle de l’espace qui les environne.

Georges sait que DANTON, trop souvent blessé, n’aura pas le temps de devenir un Biou d’Or. Mais il sait aussi, en bon éleveur, que les qualités extraordinaires de son taureau peuvent être transmises, disciplinées par de bons croisements; et sa descendance peut faire vivre la manade et la maintenir au premier plan pendant des années. Le taureau a déjà monté des vaches, dans les prés, mais l’espoir de réussite est, comme partout, trop aléatoire et d’un pourcentage trop faible.

Une solution lui est proposée, lorsqu’on lui fait rencontrer le Dr NIVOT, vétérinaire spécialiste de la race bovine: effectuer des prélèvements de sperme, les congeler, et procéder à des inséminations sur une durée plus longue que la vie du taureau.

DANTON est au repos, aux ISCLES, en pension chez BLATIÈRE, depuis la fin de l’été.

L’intervention a lieu le 30 novembre. Les prélèvements se font par stimulation électrique, à faible voltage, de l’ordre de 12 volts.

Après une première décharge. le taureau tombe. À la deuxième, dans un hurlement, il s’effondre à nouveau. Pour avoir suffisamment de paillettes, on lui fait subir encore trois décharges. Le taureau saigne mais se relève. Il fait quelques pas, il titube, on croit qu’il est simplement groggy et que ça lui passera. Mais le taureau s’effondre à nouveau, il semble paralysé. On le transporte dans un camion, pour le mettre à l’abri et pouvoir le soigner. Georges est là, inquiet, près du Dr Maerten, son vétérinaire habituel. On donne à DANTON des antidouleurs, on lui fait des infiltrations dans le dos, là où il paraît le plus atteint, ayant subi une cambrure effrayante lors d’une des premières décharges. Il retrouve quelques réflexes dans les trois jours qui suivent, sans pouvoir se redresser. L’eau, qui a envahi les terres, empêche l’arrivée de tous moyens techniques. Il agonise dans ce char transformé en infirmerie, au Mas des ISCLES cerné par l’inondation, et meurt le cinquième jour. On diagnostiquera, après autopsie, une fracture du bassin suite à une hyperflexion de la colonne vertébrale.

Ce traitement, couramment utilisé sur des bêtes à viande, vivant en étable et pesant plus d’une tonne, était-il opportun de l’appliquer à une bête de 450 kg, ayant passé sa vie en liberté, dans des près, aguerri aux intempéries, musclé par des poursuites dans des arènes, des courses dans les prés; un sportif de haut niveau ? Stimuler les muscles d’un taureau de Camargue n’a rien de commun avec un traitement subi par un charolais. Un vétérinaire digne de ce nom ne doit-il pas avoir la compétence sinon la conscience professionnelle pour conseiller ou refuser une telle intervention, et prendre son temps pour des examens préliminaires?

C’est, en résumé, la thèse défendue par Maîtres Gérard et Iris CHRISTOL, au cours du procès qui a inévitablement suivi.

En première instance, puis en appel, quatre ans après, le vétérinaire a été condamné à indemniser le manadier, et de ce fait sa responsabilité reconnue. Mais cela ne remplacera pas cette grande place vide dans les arènes, dans les prés, dans l’affection de ceux qui l’approchaient chaque jour.

Cette tragédie a profondément marqué Georges ROUQUETTE. Il revoyait toutes ces matinées où il allait à pied lui donner son sac d’avoine. DANTON le reconnaissait à distance, s’approchait, confiant. Il le regardait, écoutait cette voix familière, paisible. Puis il retournait à ses herbages, après ce face-à-face, cet échange étonnant.

 

Hivernage à Fontanès, DANTON et Georges ROUQUETTE

Hivernage à Fontanès, DANTON et Georges ROUQUETTE

 

DANTON repose sous un tertre édifié au Mas des Pauvres

DANTON repose sous un tertre édifié au Mas des Pauvres

 

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1 Commentaire

  1. BECHARD Jacques 2 mai 2016

    L’histoire de ce taureau d’exception est forte. J’ai eu la chance de le voir une fois. Il m’a laissé un souvenir marquant fait de
    bravoure, d’intelligence,de puissance. En effet très peu d’hommes en blanc dans la piste. Merci pour ce bel hommage. Trois
    mots : émotion, nostalgie, tragédie.
    Jacques.

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